Revue Al-Mukhatabat
LOGIQUE – ÉPISTÉMOLOGIE – ARTS – TECHNOLOGIE – SCIENCES SOCIALES
Appel à contributions pour le numéro 56
Théorie du langage et philosophie analytique en Afrique
Numéro coordonné par Auguste Nsonsissa, Gilbert Babena et Yannick Essengue
Revue à comité de lecture, trimestrielle et trilingue, Al-Mukhatabat publie des articles de logique, d’épistémologie, d’arts, de technologie et de sciences sociales. Les articles sont soumis de façon anonyme à deux membres du comité scientifique de la revue pour leur évaluation. L’envoi d’un document à la revue signifie que l’auteur autorise sa publication. L’article, qui reste la propriété pleine de son auteur, doit être envoyé sous format docx et PDF, ne dépassant pas 30 pages (notes et bibliographie incluses), accompagné d’un résumé en anglais, en arabe et en français. L’auteur sera notifié de la décision du comité de lecture dans un délai de 3 mois. La Revue vise à familiariser davantage les lecteurs aux subtilités de la pensée scientifique et à favoriser les approches et les méthodes logiques, argumentatives et épistémologiques dans le traitement des divers problèmes qui touchent la connaissance de façon générale, comme base pour instaurer un dialogue authentique et fructueux entre les cultures du monde.
Le numéro 56 de la revue Al-Mukhatabat invite des contributions sur la théorie du langage et la philosophie analytique en Afrique. Ce numéro cherche à explorer la rencontre entre ces deux champs dans un contexte africain marqué par une pluralité linguistique et une riche tradition orale. L’objectif est de repenser la théorie du langage en Afrique tout en interrogeant la place de la philosophie analytique dans ce cadre.
En Afrique, le langage va bien au-delà de sa simple fonction de communication. Il est un vecteur de mémoire, d’identité et de transmission des savoirs. « II est une manifestation de force, de la puissance originaire » (Fabien Eboussi, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine, 1977, 43). L’oralité, profondément ancrée dans les pratiques culturelles et philosophiques, occupe une place centrale, où la parole en tant que mémoire vivante porte le poids des récits, des significations partagées et des leçons de l’histoire. Cependant, cette oralité soulève des défis lorsqu’il s’agit de formuler une théorie du langage dans un cadre académique qui privilégie souvent la logique formelle et la rigueur analytique. « Quoi qu’il en soit, l’étude linguistique des formes de pensée est, sans conteste, précieuse dans la recherche des délimitations des aires de diffusion et d’influence culturelle en Afrique (…). L’étude linguistique permet aussi d’examiner le processus de la conceptualisation » (Alassane Ndaw, La pensée africaine : recherche sur les fondements de la pensée africaine, Les Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 1983, 253-254).
Le rapport entre langage et pensée en Afrique, comme l’indiquent des penseurs tels que Paulin J. Hountondji dans son approche phénoménologique, V.Y. Mudimbe dans son orientation (post)structuraliste, Odera Okura et Jean Kinyongo Jeki dans une perspective herméneutique, Barry Hallen dans sa dynamique analytique, met en lumière les tensions qui existent entre les langues coloniales, qui imposent des structures de pensée étrangères, et les langues africaines, qui offrent des perspectives épistémologiques distinctes. Dans un tel contexte, une théorie du langage en Afrique doit nécessairement prendre en compte la pluralité des langues, tout en réaffirmant la valeur de l’oralité comme « tradition vivante » (Amadou Hampâté Bâ, « La tradition vivante », dans Ki-Zerbo Joseph (dir.), Histoire générale de l’Afrique, I. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, UNESCO, 1999 [1980], 19191-230) et comme forme légitime de connaissance, comme cela a été recommandé au Colloque du Caire, organisé du 28 janvier au 3 février 1974 par l’UNESCO à l’initiative de Cheikh Anta Diop, dans le cadre du projet de rédaction de huit tomes sur l’histoire générale de l’Afrique.
Le lien entre langage, pensée et décolonisation occupe une place centrale dans la réflexion sur la philosophie du langage en Afrique, conduisant à des préoccupations ontologiques. Des penseurs comme Odera Okura et surtout Ngũgĩ wa Thiong’o ont insisté sur la nécessité de décoloniser le langage pour libérer la pensée. Dans Decolonising the Mind (1986), Ngũgĩ soutient que l’utilisation des langues coloniales sert à maintenir une forme de domination mentale et culturelle, et que la décolonisation de l’esprit passe par la réappropriation des langues africaines, seules capables de refléter véritablement les pensées, les émotions et les cultures africaines. Ainsi, le rapport entre langue et décolonisation n’est pas seulement une question de choix linguistique, mais aussi un processus plus profond de réappropriation des structures de pensée et de savoirs autochtones, qui se trouvent intrinsèquement liées à la langue elle-même.
La philosophie analytique, bien qu’elle ait longtemps été perçue comme éloignée des préoccupations africaines, offre des outils intéressants pour une réflexion sur la décolonisation du langage et de la pensée. Des philosophes comme Kwasi Wiredu et Kwame Anthony Appiah, ont montré que la philosophie analytique peut être utilisée de manière créative pour interroger les présupposés sur la langue, la logique et la signification, tout en restant sensible aux spécificités culturelles et linguistiques africaines. Les travaux de Barry Hallen complètent cette réflexion, en montrant que les traditions philosophiques africaines peuvent être analysées à travers les méthodes de la philosophie analytique, sans effacer leur spécificité linguistique et culturelle. Comment donc comprendre les énoncés pragmatiques, comment envisager la signification dans son rapport à la pensée pour arriver à une réévaluation des modèles en contexte africain (Auguste Nsonsissa, La grammaire de la signification. Querelle des fondements de la philosophie contemporaine du langage, Paris, L’Harmattan, 2016, 171-215) ?
Il est clairement établi que la philosophie analytique, dans son versant strictement langagier, a largement abreuvé les sciences du langage. L’exemple le plus célèbre est très certainement la pragmatique comme mentionné ci-dessus. Si la contribution de Ludwig Wittgenstein à l’énonciation a très peu évoqué en linguistique, la dernière traduction de Quand dire, c’est faire (seconde édition inédite, Paris, Seuil, 2024) de l’américain de J. L. Austin rappelle à la pragmatique des actes de langage, en tant que discipline, sa filiation philosophique. La réflexion philosophique de cet auteur a connu sa pleine maturation en linguistique avec les contributions de John R. Searle (Les Actes de langage, Paris, Minuit, 1972 ; Sens et expression. Études de théorie des actes de langage, Paris, Minuit, 1982 ; L’Intentionnalité. Essai de philosophie des états mentaux, Paris, Minuit, 1985) au point de s’affranchir de la tutelle philosophique sans forcément s’en départir. Plusieurs linguistes en sont devenus des spécialistes en produisant des monographies rigoureuses qui ont eu le mérite de décrire minutieusement des collections de phénomènes de langue et de langage. On renverra aléatoirement aux travaux Françoise Armengaud (La Pragmatique, Paris, PUF, 1985), d’Alain Berrendonner (Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1981) ou de Kerbrat-Orecchioni (Les Actes de langage dans le discours. Théorie et fonctionnement, Nathan/VUEF, 2001), etc. En prenant pour prétexte la pragmatique, on peut faire deux observations qui raisonnent avec l’objet de ce numéro.
La première chose à constater est que les réflexions sur la théorie du langage en linguistique ont connu un certain ralentissement. Pour revenir à nouveau à la pragmatique, et si on exclut les avancées dans la connaissance des processus langagiers de la cognition (Herman et Oswald, éds, Rhétorique et cognition. Perspectives et stratégies persuasives, Berne, Peter Lang, 2014) et le renouvellement de perspective avec les travaux sur l’interculturel (voir la revue Intercultural Pragmatics publiée chez De Gruyter), on remarquera que les descriptions se sont juste affinées sans pour autant nourrir l’inventivité théorique et le dialogue entre philosophes et linguistes autour d’un objet qui leur est commun. Un regard panoramique sur la littérature révèle l’élan de la linguistique à aller vers la philosophie analytique, dans sa structure langagière, pour puiser les éléments de compréhension du fonctionnement du langage sans qu’en retour, la philosophie ne saisisse pleinement, dans son raisonnement sur le langage, et à proprement, des résultats et des logiques de la linguistique. Dès lors, comment peut-on, sur la base de l’existant ou des pistes nouvelles, réconcilier les deux chapelles disciplinaires afin de produire un autre évènement théorique semblable, dans un sens comme dans l’autre, à celui qu’a produit le traité de pragmatique Quand dire, c’est faire depuis sa publication en 1962 ?
Par ailleurs, et en second lieu, nous établissions, avec l’allusion au décolonial, que les développements théoriques sur le langage sont essentiellement occidentalo-centrés, avec notamment un mouvement du monde anglo-saxon vers les mondes gréco-latins, puis vers les autres mondes. La théorie du langage en Afrique n’est valable, dans ce contexte, que par un processus de médiation qui fait par exemple que la réalité francophone citera principalement les auteurs des ex-puissances coloniales. En clair, tout se passe comme s’il n’existait pas une pensée africaine du langage qui aurait pu – fût-il minimalement – s’adosser sur le mouvement de la philosophie africaine plébiscité par Marcien Towa. Outre les thèses de Cheikh Anta Diop sur le langage mentionnées ci-dessus, n’est-il pas possible de développer ou d’identifier, sinon d’articuler, une ou de nouvelles théories du langage qui revêtent la philosophie ou les philosophies de ce continent, avec ses croyances et ses modes de vie, avec ses logiques et sa rationalité, de telle sorte qu’elles proposent des charpentes théoriques capables de décrire des phénomènes langagiers endogènes ? Ce faisant, on peut entrevoir que cette rationalité, tout en s’inscrivant dans la langue ou d’autres systèmes de signes, parle à l’universel sans renier ses particularités. Il n’est pas question ici de reproduire dans le domaine de la linguistique en Afrique une sorte de débat sur la philosophie africaine, mais de réveiller chez les contributeurs, à partir d’une praxis, la conscience d’un effort théorique, d’une part. C’est donc une invite, d’autre part, à renouer le dialogue interdisciplinaire philo-linguistique qui a fécondé le sens et les résultats importants des notions tels que le sens, l’action, l’acte (de langage), l’arbitraire, la référencialité, l’intentionnalité, la factivité linguistique, le nominalisme, l’énonciation, etc. Le numéro souhaite valoriser les différentes inquiétudes philosophico-linguistiques sur la question du langage et rappeler avec force « l’affirmation que la théorisation ne peut être modeste et inquiète » (Antoine Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation, Paris, Ophrys, 1999, p. 174).
Les propositions de communication en français, en anglais ou en arabe sont attendues avant le 31 août 2025 aux adresses essengueyannick@gmail.com et revuealmukhatabat@gmail.com . Date de parution du numéro : octobre 2025.
Pistes de réflexion
- Les défis de la théorisation du langage en Afrique : approches linguistiques et épistémologiques africaines du langage.
- Nouveaux concepts, esquisses théoriques pour décrire le langage : il est question d’accueillir des travaux novateurs qui s’essaient à la théorisation des faits langagiers.
- Herméneutique, structuralisme et philosophie analytique en Afrique : il s’agit d’explorer d’un point de vue académique comment ces champs du savoir en lien au langage occupent les topiques africaines de recherche.
- Oralité et transmission du savoir : la philosophie orale et ses implications pour les théories du langage.
- Langage, identité et décolonisation : le rôle du langage dans la décolonisation de la pensée en Afrique.
- Langage, pouvoir et politique linguistique : l’impact des politiques linguistiques postcoloniales sur la pensée philosophique africaine.
- Repenser les concepts analytiques dans un contexte africain : sens, vérité, référence, signification : comment ces concepts peuvent-ils être réinterprétés dans une perspective africaine ?
- La philosophie analytique en Afrique : comment les outils de la philosophie analytique peuvent-ils être appliqués aux langues et à la pensée africaines ?
- Langage, ontologie, logique et épistémologie en Afrique : quelles seraient les grandes orientations de la pensée africaine en ce qu’il convient d’appeler « savoirs endogènes » et comment envisager des applications techniques dans les sciences, les arts et la culture ?
2 avril 2025
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